En ce jour de lutte contre le trafic des êtres humains, les abus sexuels et l'exploitation commerciale sexuelle des femmes et des enfants, nous en profitons pour publier une traduction ad-hoc d'un texte écrit par les membres de la Brigada Callejera en Apoyo a la Mujer "Elisa Martinez", qui lutte depuis plus de 20 ans pour les droits des personnes qui vendent leur corps.
Les témoignages de ces femmes montrent bien qu'une fois de plus la loi est utilisée à des fin policières et politiques: il s'agit avant tout de nettoyer l'image du Centre Historique et de réaliser une razzia qui discrimine les plus faibles. On confond ainsi travail du sexe volontaire et exploitation commerciale du sexe par des proxénètes.
Merci de bien vouloir diffuser.
*****************
« Faux positif ».
Le sauvetage des victimes de la traite des femmes à la Merced.[1]
Auteur: Jaime Montejo
Brigada
Callejera en Apoyo a la Mujer « Elisa Martínez »
***
Le jeudi 5 septembre semblait être un jour comme tous les autres. Les
marchandes allaient et venaient vers le marché, des voyeurs et des clients nous
fixaient des yeux, chaque fille avec l’espoir de travailler pour ramener
quelques pesos à la maison. Mais, soudain, tout change : l’après-midi se
congèle pendant un bref instant et tout se déroule avec lenteur : la
police vient de détenir les travailleuses du sexe, les usagers de leurs
services et mêmes des passants et curieux. Aucun opérateur, cependant, n’a été
privé de sa liberté.
Dans les chambrettes, on
nous a jamais demandé de payer un droit de sol, ca c’est un mensonge de la
« procu »[2].
On paye 50 pesos pour une petite pièce parce qu’aucun hôtelier nous en fait
cadeau. Ils nous dirent que ca faisait une semaine qu’ils enquêtaient et que
personne n’avait le droit de nous exploiter et alors ils veulent quoi ? Que
nos enfants meurent de faim ? [3]
Dans les pièces de l’entrepôt[4],
tout était sans dessus dessous. L’argent, ils se l’ont mis dans les poches,
avec quelques préservatifs. Ils ont gardés les autres préservatifs dans des sacs
comme pièces à conviction[5],
ils ont pris des photos de tous les lits, des poubelles, et de chacune des
femmes et des hommes détenus.
Le Ministère Public a publié
sa version. Maintenant ce qui compte c’est notre voix et on refuse qu’un fils
de pute parle à notre place. C’est pas juste qu’on se lève tous les jours et
qu’on nous baise, pour qu’un fils de pute t’étiquette comme victime. Je
travaille là-dedans à cause de la faim, personne ne m’oblige, ca c’est des
mensonges.
Dans le bunker du parquet [procuraduría générale de justice], les gens
tournaient en rond pendant qu’ils regardaient arriver les travailleuses du sexe
de la Merced. Certains les regardent excités, d’autres disent que s’en est
finit pour elles. D’autres ne semblaient pas donner d’importance à leur
arrivée.
Si la justice sait d’où
vient tous ces maquereaux qui ramène des adolescentes de la montagne, ¿pour
quoi ils détiennent à autant de gens innocents ? Il y a un très grand réseau
de corruption et les autorités se font beaucoup d’argent sur notre dos. Ce sont
eux les vrais proxénètes !
En fait, la trajectoire des proxénètes remontent très loin, du temps où le
peuple tlaxcalteque[6] devait
payer un tribut aux gouvernements aztèques. Lorsque ceux-ci ne pouvaient pas
payer leurs quotas, ils devaient céder leurs femmes en tribut. Puis, le
conquistador espagnol a continué avec ce commerce. C’est pour cette raison
qu’il est difficile d’en terminer avec le trafic sexuel des femmes, de petites
filles et d’adolescentes.
Je venais à peine d’arriver
et ils m’ont prise d’assaut. Ils m’ont crié : vient ici ma poule. Ils
m’ont mise à part, ils m’ont quitté le téléphone et quand j’allais aux toilettes,
je devais laisser la porte ouverte pour
qu’ils puissent voir ce que je faisais. J’étais avec plusieurs filles et un
flic de la police judiciaire nous a demandé de lui donner nos affaires, et nous
a crier qu’on lui donne nos vrais noms parce que si on faisait les connes, on
allait voir de qui on se moquait !
La nouvelle a fait le tour de la Merced. Toutes les filles de tous les
coins de rus ont appris la nouvelle et, les nerfs à vif, demandaient aux
hôteliers si devait rester où s’en aller. Mais la maison perd tout si elles
partent. Tout le monde était en alerte, certaines filles sont rentrées chez
elles, d’autres ont continué leur journée.
Ils ont appréhendés dix
clients, les autres s’étaient des flics qui nous demandaient combien on leur
prenait pour un petit moment. Ils les ont passé en revue tout en leur
disant : s’en est finit pour toi, salaud, tu viens d’être pris en flagrant
délit de participation dans la traite des blanches. Ils les ont mis sur le côté
gauche et nous ont poussées à droite. Ils nous ont empêché de nous changer, nous
ont obligé à rester avec les vêtements de travail, je crois que pour nous
humilier encore un peu plus. Les curieux qui regardaient ce qui se passait
pendant l’opération de police, ils les embarquaient aussi ; ils ont même embarqué
le gars qui amène le gaz, un curieux que les flics ont pris pour un client. Une
nana est arrivée avec un client de la police judiciaire et à l’intérieur des
chambrettes l’a plaqué contre le mur, comme ils font aux gens bourrés dans la
rue quand ils leur volent leur argent.
Des dizaines de travailleuses du sexe s’assoient dans la sale d’attente de
la Brigada Callejera de Apoyo a la Mujer (Brigade de la Rue en Soutien à la
Femme) « Elisa Martinez ». Elles se regardent entre elles, chuchotent
et écoutent avec attention celles qui prennent la parole, le temps de partager
avec les autres ce qui leur est arrivé ce jour-là dans l’agence du Ministère
Public.
Quand ils nous ont arrêtées,
ils nous ont fait monter dans un camion sans explication et nous ont pris
toutes nos affaires. On est resté un moment là avec les fenêtres fermées, on s’asphyxiait
là-dedans ! On leur a demandé de nous laisser sortir et l’un d’eux nous a
répondu qu’ils nous feraient descendre quand ils en auraient envie. Après, ils
nous on donné un sac noir dans lequel on nous a demandé de déposé nos affaires.
L’un d’eux m’a demandé mon nom d’origine ; alors je lui ai répondu comment
il savait que j’avais deux noms, et expliqué que j’utilisais celui que m’avaient
donné mes parents.
En bas, dans la rue Corregidora, les gens du quartier savent très bien
pourquoi les travailleuses du sexe se réunissent et d’un pas pressant montent jusqu’au
local du département 204 de l’immeuble du 115. Il s’agit d’un lieu de
lutte : la Brigade de la Rue travaille depuis 20 ans contre le trafic des
êtres humains[7], pour la
défense des droits de l’homme dans ce secteur social et contre la vih/sida en
contextes de commerce sexuel.
A une des nanas ils lui ont
dit, « tu fais quoi là, petite salope, t’appelles qui ? ». Il
lui a même dit qu’elle allait crever si elle ne collaborait pas avec eux, ils
lui ont vraiment mal parlé, jusqu’à la faire chialer, ils se moquaient d’elle.
Partout où ils nous emmenaient, ils nous filmaient. Pareil avec les clients.
Les pauvres, ils sont pas près d’avoir envie de revenir à la Merced « s’occuper »[8] avec
nous ! A celui qui m’interrogeait, je lui ai demandé : pourquoi tu
m’as emmené ici, alors que c’est mon travail ? Tu vas leur donner à bouffer,
toi, à mes gosses ?
La peur se ressent entre les femmes qui racontent leur expérience, durant
l’opération de police anti-traite des jours derniers. Cependant, elle se donne
du courage entre elles, et elles continuent de raconter ce qui s’est passé,
elle repasse chacune ce qui les a le plus marquées, ou ce qui leur a parut le
plus humiliant.
Quand ils te choppent, tu
dis jamais « oui » à ce qu’ils veulent de faire dire dans la
déclaration ; tu dis seulement « Non » et tu signes sans même
lire puisque de toutes manières ils ne te laissent pas le faire ; tu
donnes seulement ton témoignage qu’eux accommodent comme ils veulent, parce
qu’ils ne te laissent même pas voir ce qu’ils t’ont fait signer. (…). La
plupart des filles qui furent détenues ce jour-là ont pris peur et ont changé
de coin pour travailler. Ils ont arrêté 26 nanas environ. Je me suis opposé, et
les flics de la PJ gueulaient : ils me demandaient si je connaissais le
type de la photo, en me prévenant que si je mentais et que je disais que je ne
le reconnaissais pas, ma photo allait paraitre dans les journaux et à la télé,
comme ont déjà été publiés les photos des 3 personnes qui ont été arrêtés pour
un délit qu’ils n’ont même pas commis.
Personne ne sait à quel tribunal ont été jugés les cas des deux femmes et
d’un homme détenu pendant l’opération policière. Ils attendent que l’un de
leurs clients de la police judiciaire leur disent où se jugent ces cas pour
démentir les mensonges qu’ont leur a fait signer dans le bunker.
Ils m’ont même menacée !
Ils m’ont raconté que, selon les déclarations d’autres nanas, j’étais là-bas
aussi, et que si je ne corroborais pas leurs déclarations, j’allais être jugée
complice. C’est leur manière de travailler à eux, ils t’intimident pour que tu
raconte ce qu’ils veulent entendre.
La majorité des femmes qui se trouvaient présentes lors de la razzia sont
des mères et des pères de famille en même temps ; elles ne bénéficient d’aucun
soutien et gagnent leur vie du travail qu’elles effectuent dans la rue. Leurs
enfants vont à l’école et en général elles paient une autre personne pour les
garder pendant leur journée de travail.
Moi, comme je lui ai dit à celui
qui m’interrogeait, je ne peux pas accuser cette personne que je ne connais
même pas et qui ne m’a rien fait ; que moi aussi j’avais une famille comme
elle et que je n’aimerai pas qu’on me mette en taule alors que je suis
innocente, parce que personne n’allait s’occuper de mes enfants.
Les filles qui sont présentes lors de la réunion d’information s’inquiètent
qu’on leur ait fait un examen psychologique sans leur consentement. Elles ont extrêmement
peur et pensent que les autorités prétendent manipuler les faits pour dire
qu’elles se trouvent à la merci des proxénètes. Elles sont paniquées de ce que
les agents de police peuvent leur faire, ceci affectant leur santé mentale.
Moi aussi j’ai senti qu’ils
voulaient m’avoir, me baiser par les mots. Au sujet du mec détenu, ils m’ont
dit que ce fils de pute avait déjà été en prison, et que l’une des femmes était
une proxénète. Mais elle travaille comme moi, je leur ai répondu. On m’a
demandé qui était mon proxénète, et je leur ai expliqué que j’en avais pas.
Alors ils m’ont prise pour une menteuse, et on m’a fait attendre toute la nuit,
pour finalement me faire signer un papier que je n’ai pas lu parce qu’ils ne
m’ont pas permis de le faire.
Quelques-unes d’entre-elles regardent leur montre, d’autres répondent à des
messages sur leur portable, mais aucune ne s’en va avant que la réunion ne se
termine. Pour certaines, c’est leur première détention dans une opération de
l’autorité contre le traffic d’êtres humains. Elles se préoccupent puisque leurs
données personnelles se retrouvent entre les mains des agents de police.
J’ai peur. Non, mais ils
jouent à quoi ? Ils m’ont menacé, ils ont été jusqu’à me prendre en photo sans
mon autorisation. J’ai passé tout mon temps à prier, à demander à Dieu qu’ils
me posent rapidement leur question et me laissent partir. On m’a posé une foule
de questions : comment s’appelle le père de tes filles ? On m’a
demandé si je savais qu’on pouvait me les enlever si je n’accusais pas les
autres ; on m’a dit que j’avais aucun droit sur mes filles à cause de ma « vie
galante ».
L’âge des femmes qui témoignent oscille entre 20 et 32 ans. Certaines ne
savent ni lire ni écrire. Elles viennent des États de Puebla, Tlaxcala, Tabasco,
Guerrero, Hidalgo, Veracruz, Chiapas, Michoacán et du District Fédéral, et
c’est la nécessité économique qui les a poussées vers le travail du sexe. Elles
ont une famille à maintenir et personne ne les aide dans cette entreprise.
Ils m’ont interdit de me
changer. « Arrêtes de faire la conne », m’a dit l’un d’entre eux ;
qui m’a demandé brutalement: « Qui t’a poussé à te mettre dans ce merdier ?
Tu connais ce fils de pute ? Mais oui, bien sûr que tu le connais, arrêtes
de me prendre pour un con ! Regardes-toi, regardes à quoi ils t’ont
réduit. Mais t’as pas honte de t’habiller comme ca ? ».
Ce jour-là, aucune des sénatrices ou députées, de celles qui sont engagées
dans la révision de la Loi Générale en Matière
du Trafic des Personnes[9],
n’est présente pour les écouter. De fait, le Réseau Mexicain du Travail du Sexe
(Red Mexicana del Trabajo Sexual) a demandé un rendez-vous au Sénat, mais il
n’y aucune réponse de de la part de celui-ci et Cristal Tovar Aragón est la
seule députée qui est venue leur rendre visite.
Quand on est arrivée au Ministère
Public, ils nous ont mise dans une pièce toutes ensembles puis ils ont commencé
à nous nommer une par une et à nous donner un numéro pour nous appeler plus
tard, comme ils font avec les prisonniers. Après ils nous ont dit :
maintenant, celles qui veulent bien collaborer peuvent partir, et les imbéciles
qui refusent restent ici.
Absentes, les femmes qui disent vouloir les sauver de la traite des
blanches et de la prostitution, que ce soit depuis le discours abolitionniste ou
de la vision chrétienne ; elles ne veulent pas entendre celles qui
refusent d’être traitées comme des victimes ou qui revendiquent le droit
d’exercer de manière honorable le travail du sexe.
Une femme leur a dit : « facilitez-moi
la tache, dites la vérité si vous voulez qu’on en finisse au plus vite ». « Mais
on a des enfants », ont répondu plusieurs des femmes. Alors elle leur a
répondu qu’on pouvait appeler chez nous. Quand une amie lui a dit « ma
fille », elle s’est scandalisée et lui a rétorqué qu’elle ne devait pas
lui manquer de respect, qu’elle avait fait des études et que cela lui avait
beaucoup couté, alors que dans notre cas la plupart on était même pas arrivé à terminer
l’école primaire.
Des chaises vides. Ce sont celles de ceux qui ont donné l’ordre de les
arrêter, de les menacer pendant leur déclaration, de leur soutirer des données
personnelles, ce qui est contraire à la loi. Les chaises vides sont celles des
fonctionnaires de la Commission des Droits de l’Homme du District Fédéral
(CDHDF) qui exerce une violence symbolique contre ce secteur de travailleuses,
en niant leur existence-même ; en niant leurs droits, alors que ceux-ci
sont reconnus pour d’autres secteurs opprimés, tels que la population LGBT.
Ils nous ont divisées en
petits groupes pour prendre note de nos déclarations. « Alors,
racontes-moi, que c’est-il passé ? Comment t’appelles-tu ? Tu vis
où ? Passes moi ta carte d’identité. » « Non, mais je l’ai pas
sur moi ». « Alors on va la chercher », m’a dit l’agent de la
police judiciaire. « Mais je sais juste que c’est sur l’Avenue Barranca
del Muerto. » « Mais comment tu sais pas où t’habites,
imbécile ! ». J’ai donc appelé chez moi et mon fils leur a donné
l’adresse complète. Il a pris peur quand il m’a entendu, il m’a demandé ce qui
se passait ; alors je lui ai répondu : « Mais rien, t’inquiètes
pas ». Alors, bah, il est pas con, il n’a rien dit et s’est mis à
sangloter. Il a seulement 9 ans.
Quelqu’un arrive et demande où sont les préservatifs, une autre
fonctionnaire demande les rapports du service de colposcopie ; on leur
donne les informations. (…).
On m’a demandé si je connaissais
Virgilio et les autres nanas détenues. Je leur ai répondu que je ne les connaissais
pas. J’ai essayé d’expliquer que ca fait 3 ans que je travaille là-dedans et
que normalement je fais ca dans des hôtels seulement ; je leur ai dit aussi
que c’est pas souvent que je vais à cet entrepôt, parce que, habituellement, je
fais ca ailleurs, mais vu que là où je vais d’habitude dernièrement y a pas de
clients, j’ai décidé de tenté ma chance ici. Qui m’a mise dans la rue ? Et
bien, une nana qui est morte depuis. Quoi ? Bah oui, comme je vous dis,
elle est décédée lorsqu’elle a eu son premier enfant, dans sa ferme. Je lui ai
expliqué que je prends 140 pesos pour un service de 15 minutes et que je ne
paie rien d’autre que le papier w-c et les préservatifs. Il a insisté, énervé,
parce que selon lui ma déclaration ne coïncidait pas avec ce que disaient les
autres femmes.
Certaines n’ont jamais assisté à un atelier sur les droits de l’homme pour
les travailleuses du sexe. C’est probablement parce qu’on leur à dit qu’à la
Brigade de la Rue, on fait arrêter les maquereaux [explique l’auteur avec
ironie]. De ce fait, certaines ne savaient même pas qu’elles avaient des droits
[en tant que travailleuses du sexe], ni qu’elles pouvaient exiger de le exercer
quand elles se retrouvent devant les fonctionnaires de police de la PGJDF.
Certaines se sont à peine insérées dans le commerce du sexe quelques mois
auparavant. Aucune d’entre-elles n’avaient moins de 18 ans.
Ils m’ont posé des questions
au sujet de Wendy, c’est-à-dire Karla. Je leur ai dit qu’elle était comme moi,
qu’elle recevait aussi des clients. Ils devaient surement trouver une autre nana
à arrêter. Elle n’a surement pas voulu collaborer, comme d’autres. Je ne suis
pas une nerveuse, mais ce jour-là ils m’ont vraiment mise hors de moi. Ils
m’ont dit qu’ils allaient faire des recherches au sujet de mon mari, qu’ils
pensaient que c’était un maquereau qui, comme beaucoup d’autres, rackettait les
femmes dans les lieux où on gagne notre pain quotidien. C’est pour ca que j’ai
peur maintenant. Ils savent où je vie, ils savent où mon fils fait ses études,
ils ont toutes mes données personnelles ! Qui sait s’ils vont pas essayer
de nous mettre à faire la tapin pour eux [padrotear] ? Qui me garantie du
contraire ?
La sonnette du bureau a retentit plusieurs fois, imitant le chant des
oiseaux. Pendant un moment, elles restent toutes à l’écoute, puis elles
continuent leur narration. Il faut encore donner des précisions pour que les
gens comprennent ce qui s’est passé ce jeudi-là.
Est-ce qu’ils nous ont donné
à manger ? Oui, ils nous ont offert un peu de saucisse, quelques
flageolets, un riz qui baignait dans la graisse et de l’eau. Moi j’ai rien
mangé. Comme je dis, c’est pour ca que je travaille, pour bien manger avec mon
fils, pas pour bouffer de la merde ! Ils m’ont demandé si j’avais
faim : « non, j’ai pas pour habitude de bouffer comme un chien. »
« Jettes-le alors. » C’est ce que j’ai fait. Puis la fonctionnaire nous
a expliqué que la police allait réaliser d’autres opérations [de ce type] dans
les hôtels de la Merced et que valait mieux pour nous qu’on s’trouve un boulot
décent. Elle s’appelle Juana Camila Bautista, c’est la fiscale. Elle nous a
raconté aussi qu’ils allaient chopper tous les proxénètes, qu’on n’était pas
arrivé toutes seules dans ce bordel, qu’on nous oblige à faire ce sale boulot,
et que vu qu’on avait fait nos déclarations, les autres femmes allaient nous
lyncher parce que on est des souffleuses.
Alors que les différentes oratrices parlent, une affiche déclame sa légende
en silence : « Le trafic d’êtres humains est le résultat de la
violation des droits de l’homme ». Mais alors pourquoi violer de la sorte
les droits de l’homme des victimes présumées de cette traite des blanches ?
Je lui ai répondu que je
suis arrivé à ce lieu parce que j’aime l’argent, parce que je dois donner à
manger à mes gamins et qu’avec 200 pesos je ne pouvais pas m’en sortir pour
payer le loyer, la nourriture, l’école, le transport et les livres de mes
enfants. Que je me prostituais déjà avant, dans mon autre travail, avec mon
chef. Que celle qui a des études et un travail, pense différemment parce
qu’elle n’est pas dans nos basquets, elle ne vit pas nos problèmes. On nous
critique et on nous insulte, sans savoir qu’on se protège, qu’on utilise le
préservatif et qu’on fait gaffe avec les clients. Les femmes seules comme moi, on
a du mal à éduquer nos enfants, c’est pour ca qu’on fait le tapin. En plus on
doit supporter la pluie. C’est pour ca que je « m’occupe » pour pas
cher ; je choisis mes clients et si l’un d’eux est mignon, j’en profite et
en plus on me paie. Je leur parle bien, je leur dit que j’ai des besoins et ils
me comprennent.
Le travail du sexe ne s’est pas arrêté (…).De nombreuses femmes continuent
d’offrir leurs caresses aux passants pressés. La traite des blanches
s’intensifie avec cette opération de police, puisqu’en effet il n’y avait
aucune victime de trafic d’êtres humains entre les personnes détenues, et
aucune d’entre-elles n’a voulu déclarer contre les exploiteurs du fait de la
manière violente et intimidante avec laquelle elles ont été traitées par les
policiers. Elles ont signé ce que les agents les ont obligé à signer dans le « bunker ».
Comme j’ai dit à la
fonctionnaire, elle et les agents nous ont retenues, nous ont privées de notre
liberté, alors que là où je travaillais, je n’avais jamais été obligée ni
enfermée. On nous a obligées à passer devant le médecin et le psychologue…dans
ses conditions, comment ne pas être traumatisées après cette razzia et les
menaces qu’on nous a faites ? Après on dira que notre travail nous rend
folles, alors que c’est eux qui nous font perdre la tête !
Dehors la vie continue son cours. Une voix électronique offre des remèdes
magiques pour tous les maux du monde. La vente ambulante continue pendant que
la réunion de celles qui dénoncent un « faux positif »[10]
pendant l’opération de sauvetage des victimes de la traite des blanches, suit
son cours ; celles-ci ont été inventées par les autorités du Gouvernement
di District Fédéral. Ce ne sont pas des victimes.
Nous sommes indignées et
vexées parce que, c’est pas vrai, on a pas été sauvées, on on peut dire que
nous avons été « levées » par les agents, qui ont agit de la même
manière que des trafiquants de drogue. Ils sont où les droits de l’homme ?
Je voudrais mettre de l’argent de côté ; ouvrir un commerce et apprendre
l’informatique. Le travail du sexe, personne ne m’oblige à le faire, je le fais
quand je veux, et quand je veux aller voir mes enfants, je peux le faire ;
aucun maquereau m’en empêche ! Je suis à la fois père et mère de famille.
J’ai plus de couilles que beaucoup d’hommes qui nous font des enfants et se
cassent en nous les laissant sous les bras ! Alors dans les déclarations,
j’sais pas trop ce qu’ils ont écrit, les flics du Ministère Public.
Existe t-il des rapports de classes dans la lutte contre le trafic des
êtres humains ? Mais bien sûr : alors qu’à la Merced, les hôtels et
immeubles où le gouvernement présume qu’il y a trafic d’être humains ont été fermés ;
à l’inverse, les mansions qu’utilisent certains maquereaux de la rue Sullivan[11],
même si elles été dénoncées publiquement à partir du témoignage des survivantes,
restent ouverte : là, il n’y a eu aucun détenu. Tout dépend du niveau
socio-économique des personnes qui sont présumés coupables.
L’opération de police a eu
lieu le jeudi 5 septembre dans les chambrettes de la rue General Anaya à 2h de
l’après midi, mais on ne nous a pas laissé sortir avant le vendredi à 2h30 du
matin. Dans les entrepôts où nous a été arrêtées, ca fait 30 ans que le
commerce du sexe existe. En fait, ils les avaient fermé pendant quelques jours
le temps de trouver un accord avec la mairie d’arrondissement [délégation],
selon le témoignage de l’une des interviewées. Il ne s’agit donc pas d’un
nouveau commerce. Quelques minutes avant la razzia, des inspecteurs de
l’Institut de Vérification Administrative du District Fédéral (INVEA) sont
passés, se dirigeant vers l’Hôtel Hispano. Il s’agissait d’un homme et d’une
femme, lui portant un gilet de l’Institut et elle avec une tablette dans
laquelle elle notait des informations tout en marchant. Tous les deux avaient
plus de 40 ans. Ce sont eux qui ont alerté la police, selon ce qu’ont raconté
des témoins, qui préfèrent omettre leur nom par peur des représailles. Le
paiement qui est régulièrement fait aux autorités ne devait pas être suffisant.
La commémoration prévue par les autorités démocratiques du District Fédéral
pour la Journée Internationale contre l’Exploitation Sexuelle Commercial, qui
occupe le calendrier le 23 septembre, s’est réalisée en violant les droits de
l’homme des travailleuses du sexe et des victimes présumées de la traite des
blanches. Peu importe si l’action a été réalisée sans reconnaitre les droits de
l’homme des femmes travailleuses du sexe, puisqu’il s’agit seulement de donner
une bonne image [du gouvernement local] aux yeux des votants, et de simuler une
politique de sauvetage que l’opinion publique puisse applaudir sans trêve.
La Brigade de la Rue « Elisa Mártinez » et le Réseau Mexicain du
Travail Sexuel commémorent ce jour en dénonçant ce qui s’est passé dans les
entrepôts lors de l’opération policière : la violation des droits de
l’homme des personnes qui, finalement, importent peu. Mais aussi en
présentant, au cours d’un forum, l’ABC du
Trafic d’êtres humains (ABC de la
Trata de Personas), un livre réalisé avec des travailleuses du sexe, des journalistes
communautaires, des promoteurs de la santé et des éducateurs de rue ; un
document qui ne porte d’autre titre que celui que lui ont donné la rue et la
dignité.
La Brigade de Rue en Soutien de la Femme « Elisa Mártinez », fait
partie du Réseau de l’Amérique Latine et
des Caraïbes de l’Alliance Globale contre la Traite des Femmes (GAATW), un
réseau international unique contre le trafic des êtres humains dans le monde,
qui reconnait les droits civils, les droits de l’homme et les droits du travail
des travailleuses du sexe.
[1] Le quartier de la Merced se situe
au Sud du Zocalo ou place centrale, dans le centre de la ville, autour du
marché du même nom. Avant la colonisation, il y existait déjà une place
commerciale indigène importante, irriguée par des canaux par lesquels
arrivaient les marchandises de toutes parts de la Vallée de Mexico. Devenant un
marché populaire comparable aux Halles de Paris, le marché ambulant a été
reconvertit dans les années 1960 en différents marchés couverts (vente de
fleurs, de fruits et légumes, de sucreries, etc.). Le 23 septembre, le quartier
de la Merced fête la Vierge de Mercedes. Depuis le début du siècle dernier, le
quartier autrefois appelé Cuautmotzin concentre l’activité de prostitution,
exercée par des femmes migrantes de classes populaires.
[2] La « procu » est
l’expression familière utilisée pour désigner la Procuraduría General de
Justicia, c’est-à-dire le parquet.
[3] L’auteur n’utilise pas de
guillemets, cependant, pour permette au lecteur de distinguer les différentes
voix, j’utilise les italiques, tout en respectant le style familier d’origine.
[4] L’auteur utilise le terme “cuartitos”,
chambrettes. Il se réfère à des petits espaces aménagés dans les abords du
Marché de la Merced qui servent normalement aux commerçants pour entreposer
leurs marchandises.
[5] Les préservatifs pleins servent en
effet de preuve pour démontrer l’existence d’un rapport sexuel entre la
travailleuse du sexe et son client, et ainsi incriminer ce dernier. Selon les
explications données par la Brigade de la Rue lors d’une conférence de presse
la semaine dernière, la police judiciaire pèse même le préservatif pour
enregistrer le taux de spermatozoïde contenu dans celui-ci.
[6] Il s’agit d’un des premiers peuples
arrivés dans la Vallée de Mexico et provenant de l’actuelle ville et région de
Tlaxcala.
[7] J’utilise ici l’expression
« trafic des êtres humains », qui est aujourd’hui la plus répandue
dans la langue française, comme synonyme de « traite des blanches »
qui était apparue en France au cours du XIXème siècle. On peut consulter les différentes
traductions et usages en français, anglais et espagnol dans le Bulletin Terminologique et Normatif de la
Commission Européenne nº 77, du 14 octobre 2005 (dernière actualisation du
20 février 2006), à l’adresse suivante : http://www.europarl.europa.eu/transl_es/plataforma/pagina/celter/bol77.htm.
[8] Les travailleuses du sexe utilisent
le mot « occuparse » (s’occuper) en faisant référence aux services
sexuels.
[9] L’auteur se réfère à la Ley General para Prevenir, Sancionar y
Erradicar la Trata de Personas y Delitos Relacionados, dont la dernière
réforme a été publiée dans le Diario
Oficial de la Fédéración le 10 juin 2011, et qui fait suite à la Loi
fédérale publiée par décret en 2007 (in : http://www.conavim.gob.mx/work/models/CONAVIM/Resource/530/1/images/Ley_para_prevenir_sancionar_trata_de_personas.pdf). La capitale du Mexique, de même que d’autres
états du pays, dispose d’une législation propre, le Décret-Loi du 24 octobre
2008 (Decreto-Ley para Prevenir y
Erradicar la Trata de Personas, el Abuso Sexual, y la Explotación Sexual
Comercial Infantil para el Distrito Federal), disponible à l’adresse
suivante : http://www.aldf.gob.mx/archivo-825b426833f63fa92df932800f069dec.pdf. Une nouvelle loi a été publiée par el
Congrès en 2012, qui rajoute diverses dispositions en rapport à la protection
et l’assistance aux victimes du trafic des êtres humains et de l’exploitation
sexuelle, et après de multiples remaniements, un Règlement de la dite loi entre
en vigueur aujourd’hui (23 septembre 2013). Cependant, selon la Brigade de Rue
« Elisa Martinez », celle-ci tend à confondre la traite des blanches
et l’exploitation commerciale sexuelle des mineurs et le travail du sexe.
[10] L’expression « faux
positif » fait référence aux résultats positifs aux tests de VIH de
personnes négatives qui, pour différentes raisons, réagissent positivement à
ces tests.
[11] La rue Sullivan est un lieu
traditionnel de travail du sexe qui se situe près du quartier de Reforma, au
nord du vieux centre de la ville. Il s’agit donc d’une zone fréquentée par des
employés de bureau, et la clientèle des travailleuses du sexe est en général
plus aisée que dans le quartier populaire de la Merced.